Antigone

Peut-être la représentation de cette tragédie lointaine est redevenue si proche, nous permettra-t-elle d’entendre tout au fond de nous la voix de la petite Antigone poser obstinément les bonnes questions, celles qui nous empêcheront de nous endormir dans notre bonne conscience et de laisser s’accomplir les in justices en détournant le regard.

En situant cette Antigone dans l’ici et maintenant de l’époque de sa création, je pense ne pas trahir Anouilh mais servir son propos.

La pièce, en effet, a été créée le 4 février 1944, au temps de la nuit la plus sombre et du brouillard le plus épais, au temps de toutes les lâchetés, de toutes les compromissions, mais aussi de tous les héroïsmes et de tous les espoirs.

Anouilh est allé chercher son héroïne chez Sophocle, mais il s’éloigne de ce modèle en cultivant les anachronismes et il dit lui-même : « L’Antigone de Sophocle lue et relue et que je connaissais par cœur depuis toujours a été un choc soudain pour moi pendant la guerre, le jour des petites affiches rouges. Je l’ai re-écrite à ma façon avec la résonance de la tragédie que nous étions en train de vivre ».

C’est cette résonance qui a inspiré ma mise en scène et j’ai emprunté les costumes, les accessoires et même les thèmes musicaux à ce temps-là. A partir de ceux-ci une musique originale a été composée par Marc Klinkhamer qui a déjà été mon complice pour celle de « La Double Inconstance » de Marivaux.

Le mot du metteur en scène

Les critiques de l’époque ont voulu trouver la clef du propos d’Anouilh et en décoder le symbole en faisant d’Antigone l’incarnation de la résistance et en Créon celle du Maréchal Pétain et du régime de Vichy. Anouilh n’a jamais confirmé ni infirmé cette interprétation.

Il est certain qu’Antigone fait sien ce « devoir de désobéissance » envers des lois injustes, qui fut le fait de la résistance, mais sa révolte est aussi existentielle que politique puisque finalement ce sont toutes les compromissions, toutes les lâchetés de la vie auxquelles elle veut se soustraire. Au XIIe siècle, elle aurait été une Cathare dans son désir de pureté ; en Mai 68, elle m’a paru prendre une actualité nouvelle avec les « il est interdit d’interdire » et les « soyons réalistes, demandons l’impossible » de la jeunesse d’alors. C’est bien l’impossible qu’elle réclame lorsqu’elle proclame : « je veux tout, tout de suite et que cela soit aussi beau que quand j’étais petite ». Actualité encore, puisqu’au moment même où j’écris ces lignes, en cette veille du 2ème millénaire, le concept de « désobéissance civique » resurgit au moment où ressurgissent « les vieux démons ».

Créon, lui, fait LA LOI. Il représente le « NOM du Père », au sens lacanien du terme, qui est aussi le « NON » du Père, l’interdit. Pétain a été cela pour beaucoup de Français désorientés par la défaite et qui recherchaient un guide dans ce Patriarche. Comme Créon, il disait avoir fait « don de sa personne à la Patrie ». Mais là s’arrête l’analogie car Créon est un humaniste ; il a des scrupules et voudrait sincèrement sauver Antigone. Je ne crois pas que telles aient été les motivations de Pétain qui, en 1917 fut déjà à l’origine de la répression impitoyable de la mutinerie ou de son régime capable de rafler, sans se poser de questions, des enfants innocents.

Quant aux gardes qui sont « les auxiliaires toujours zélés et toujours innocents de la justice… », ils étaient d’actualité en 44 et ils le sont toujours… hélas !...

Ainsi cette Antigone là est en train de devenir un classique car elle est de tous les temps et de toutes les époques, elle atteint à l’universalité, quelque soit l’époque où on la re-situe. 5Au passage, l’on peut remarquer que la pièce respecte la fameuse règle des trois unités des auteurs classiques).

Aristote, au Ive siècle avant J.C. donnait comme objectif à la tragédie, la « catharsis », cette purge de l’âme produite par l’horreur et la pitié ; de nos jours encore, ces émotions ne peuvent atteindre le public que si celui-ci s’identifie aux personnages.

Adolescente, je me suis passionnément identifiée à Antigone et depuis, des générations successives ont fait de même. Aucun jeune ne reste indifférent, tous sont touchés, émus par cette sœur surgie du fond des âges… Et puis, la vie passant sur nous avec son usure, petit à petit, l’on se surprend à s’identifier à Créon, à le comprendre, à l’absoudre, à partager son fardeau d’adulte responsable et… coupable quelques part…

C’est cela la grande force du théâtre : nous parler de nous en faisant semblant de parler d’autre chose. Le théâtre : « mensonge qui dit toujours la vérité ».

Alors, peut-être la représentation de cette tragédie lointaine est redevenue si proche, nous permettra-t-elle d’entendre tout au fond de nous la voix de la petite Antigone poser obstinément les bonnes questions, celles qui nous empêcheront de nous endormir dans notre bonne conscience et de laisser s’accomplir les in justices en détournant le regard.

Denise Costanzo, metteur en scène